La Suisse étant si petite (mais costaude),
c’est peu souvent qu’une même exposition occupe successivement plusieurs
institutions. Certains musées helvétiques ont cependant tissé des liens solides
et leurs collaborations voyagent d’un espace à l’autre, au-delà des frontières
linguistiques. C’est le cas de la Fondation Gianadda et du Kunstmuseum de
Berne, qui, après avoir travaillé ensemble sur les expositions d’Albert Anker
(2004) et de Félix Vallotton (2005) réitèrent leur partenariat autour du
peintre suisse Ernest Biéler. En ce moment accrochée à Martigny, ‘Biéler :
Réalité Rêvée’ fut d’abord exposée à Berne l’an dernier (8 juillet – 13
novembre 2011). La tournée d’une même exposition permet un jeu intéressant, celui de la
comparaison.
Ernest Biéler, L’Enigmatique/ Die Geheimnisvolle, vers 1910, aquarelle sur papier, 26 x 21 cm, collection particulière, © Hinterklappen, Markus Beyeler |
Est-il possible de reproduire une même
exposition dans différents lieux ? En quoi l’architecture d’un espace
modifie-t-elle notre expérience des oeuvres? Est-ce que les deux musées mettent
en valeur les mêmes aspects ? En quoi les choix muséologiques d’une
institution influencent notre perception de l’artiste et des tableaux? Il est clair
que la comparaison pure n’existera jamais ; la seconde exposition sera
toujours vue après la première, par conséquent appréhendée avec la connaissance
des œuvres présentées, et avec certaines attentes et préconceptions. Quelques
points concrets tels que l’accrochage, l’éclairage et les outils
d’interprétation permettent cependant de souligner les différentes solutions
curatoriales choisies par les musées en question.
Guide d’exposition, Kunstmuseum Bern |
L’élément principal qui diffère pour la visite
de l’exposition ‘Biéler : Réalité Rêvée’ chez Gianadda est l’absence de
petit cahier explicatif. Comme à son habitude, le Kunstmuseum de Berne
fournissait un guide sous forme de livret A6 lors de l’achat du billet
d’entrée. Dans ce fascicule d’une quinzaine de pages, un plan de l’exposition
et la biographie de l’artiste encadrent des textes d’introduction et de
présentation des salles. À Martigny, le support explicatif de l’exposition se
résume à quelques paragraphes à peine dans le magazine gratuit de la Fondation,
où l’artiste est brièvement présenté et son œuvre survolée. Ici également, il
s’agit de la stratégie habituelle de l’institution.
En somme, au-delà de leur collaboration de
fond, chaque musée a gardé ses méthodes d’exposition respectives, qui, chose
intéressante, tendent vers des pôles opposés. Sur une même exposition émerge la
question muséologique éternelle : le musée est-il lieu d’expérience ou
d’interprétation ? Chez Gianadda c’est l’expérience visuelle qui est
favorisée. Peu, voire pas du tout guidé, le visiteur à Martigny aborde l’œuvre
de Biéler sur le plan formel. C’est une rencontre presque strictement
esthétique où les mots et les explications n’ont pas lieu d’être. Au
Kunstmuseum, au contraire, le visiteur était encouragé à comprendre le but de
l’exposition, à s’instruire de l’histoire du peintre et du contexte des œuvres.
(Il est clair que le visiteur à Berne pouvait ne pas lire le petit guide et que
le visiteur à Martigny peut acheter le catalogue de l’exposition ou suivre une
visite guidée pour plus d’informations – misons cependant sur l’hypothèse que,
dans la plupart des cas, le visiteur se laisse porter par ce que le musée lui
offre initialement).
Quelle est la meilleure stratégie ?
Proposer un guide qui puisse assister le visiteur au risque de le distraire des
œuvres et peut-être biaiser son expérience ? Ou pousser le visiteur à se
concentrer sur les œuvres au risque de le priver d’informations intéressantes
qui pourraient enrichir sa visite ?
Question éternelle donc, dont la réponse varie selon les expositions,
selon les préférences personnelles des visiteurs et selon l’architecture du
lieu.
Photo d’installation, salle 1, Kunstmuseum Bern |
Photo d’installation, Fondation Gianadda Martigny |
L’architecture d’un espace d’exposition joue en
effet un rôle – consciemment ou non – dans la définition d’une stratégie
curatoriale. Les nombreuses salles du musée de Berne se prêtent à une
présentation thématique. Leur taille moyenne permet d’accrocher les œuvres en
les regroupant par concept. Dans le cas de Biéler, chaque pièce présentait une
mini-exposition autour de questions stylistiques. On passait de son style
‘manet-sque’ à sa période symboliste puis à son style graphique et décoratif en
passant par ses peintures réalistes. Cette organisation par salles a également
permis de varier la couleur des murs : le lilas mettait particulièrement
en valeur ses œuvres parisiennes alors que le gris révélait l’éclat de ses
tableaux saviésans. Chez Gianadda, la construction de l’espace est tout autre.
Le péristyle permet d’embrasser une grande partie de l’exposition d’un seul
regard, de prendre du recul et d’observer les œuvres à distance, révélant des
aspects esthétiques moins faciles à observer dans une pièce. Cette architecture
limite cependant les possibilités de découpage par thème et les variations de
couleurs de murs ; elle tend plus à offrir une vision d’ensemble plutôt
qu’une étude précise. Il y aurait bien sûr des moyens de mettre en place une stratégie interprétative (avec des panneaux muraux par exemple); il faut cependant convenir que la stratégie d'expérience correspond relativement bien à l'espace d'exposition.
Ernest Biéler, Die Quellen / Les Sources, 1900, Huile sur toile, 172 x 486 cm, Kunstmuseum Bern, © Schönbühl, Prolith AG |
Parmi les highlights de l’exposition se
trouvent les deux grands formats symbolistes appartenant au musée de Berne et
restaurés pour l’occasion – Les Feuilles Mortes et Les Sources. Cette dernière est
très sombre et possède une surface brillante et craquelée, comme le montre
l’image ci-dessus. Les Feuilles Mortes est moins marquée, et ,avec
ses tons orangés et lumineux, ne nécessite pas beaucoup d’éclairage pour être
mis en valeur.
Ernest Biéler, Die toten Blätter / Les Feuilles mortes, 1899, Huile sur toile, 149.7 x 481.5 cm, Kunstmuseum Bern, © Schönbühl, Prolith AG |
À nouveau, deux solutions d’accrochage et
d’éclairage ont été choisies selon les institutions ; à vous de juger de
la meilleure (ou de la moins pire, le problème étant particulièrement délicat).
À Berne les deux œuvres étaient accrochées dans la même salle, sur des murs
adjacents. Le Kunstmuseum a choisi un éclairage très faible pour Les Sources afin de limiter la
réflexion de la lumière sur la surface brillante. Cette technique restreint les
zones d’aveuglement, mais empêche de distinguer certaines parties du tableau,
beaucoup trop foncées. Cette obscurité était d’autant plus violente que Les
Feuilles Mortes étaient accrochées juste à côté.
À Martigny, les deux tableaux se font face à
travers l’espace central de la Fondation, de part et d’autre des ruines du
temple gallo-romain. Les Sources sont éclairées à l’aide de plusieurs spots
relativement forts dirigés sur la partie haute du canevas. On distingue donc
plus facilement les parties sombres à condition de se déplacer constamment
devant la toile : de nombreux endroits réfléchissent intensément la
lumière, devenant donc invisibles. Comme dit précédemment, l’avantage de la
Fondation Gianadda est que le visiteur peut prendre beaucoup de recul pour
observer les œuvres ; avec la distance, l’effet de réflexion s’estompe. Il est cependant frustrant de ne pouvoir les regarder de plus près.
Ernest Biéler, Sortie du Raccard, 1921, aquarelle et gouache sur papier, 53 x 37 cm, collection particulière, © Hinterkappelen, Markus Beyeler |
Le
but de l’exposition ‘Biéler : Réalité Rêvée’ est de proposer ‘un
panorama représentatif’ de l’œuvre de l’artiste suisse ; en clair, de
montrer que sa production ne se limite pas à ses peintures saviésannes. Force
est de constater que la majorité des œuvres présentées sont des tableaux
valaisans. Et quand on voit que la Fondation Gianadda a choisi les Trois
Jeunes Filles de Savièse (1920) pour affiche, on réalise que cette grande exposition
rétrospective sur Biéler demeure relativement frileuse. De nombreuses questions
restent en suspens : comment expliquer le succès de ses tableaux
saviésans? Qui les lui achetaient ? Quel était son rapport avec le marché ?
A-t-il créé ou répondu à une demande ? Présente-il Savièse comme Gauguin
présentait la Polynésie ? Comment était-il perçu, en tant qu’artiste, à
Savièse ? Qui posait pour lui ? Pourquoi tout le monde tire la gueule
sur ses portraits ? Pourquoi ses cadrages sont si rapprochés,
travaillait-il à partir de photographies ? Pourquoi l’abandon de l’huile
pour la tempéra et l’aquarelle ? Certaines de ces questions sont
brièvement adressées dans le catalogue, mais la plupart ne sont pas traitées.
La recherche au sujet de Biéler et de son travail est en réalité très
mince ; habituée à régulièrement voir ses œuvres dans les musées et les
maisons de ventes aux enchères suisses, j’imaginais qu’il avait été étudié et
ré-étudié, comme un Hodler ou un Vallotton. Quelle n’a été ma surprise en
apprenant que son catalogue raisonné était en cours de rédaction cette année... De nombreuses
zones d’ombre restent donc encore à élucider ; Ernest Biéler n’a de loin pas
révélé tous ses secrets.
Ernest Biéler, Portrait des demoiselles Suzanne et Magali Pavly, 1892, Huile sur toile, 151 x 110 cm, Fondation pour l’art, la culture et l’histoire, Winterthour, © Hinterkappelen, Markus Beyeler |
Ernest Biéler, Saviésannes le dimanche, 1904, huile sur toile, 117 x 157 cm, Stiftung für Kunst, Kultur und Geschichte, Winterthur © www.ernest-bieler.ch |
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