30.7.12

Asger Jorn, un artiste libre, Lausanne, Fondation de l’Hermitage, 22 juin – 21 octobre 2012


Dans les oeuvres d’Asger Jorn « apparaissent parmi la lumière les ombres les plus méchantes, mais tout à coup se renverse le débat : la nuit prend la tendresse de l’oreiller tandis que le soleil, maître du fond, visible à peine, est démoniaque », Christian Dotremont, 1956

Asger Jorn, La lune et les animaux, 1950 huile sur aggloméré, 47 x 60,7 cm Collection Pierre et Micky Alechinsky photo André Morain, Paris
© Donation Jorn, Silkeborg / 2012, ProLitteris, Zurich

Que les personnes familières avec l’œuvre d’Asger Jorn lèvent la main ! Artiste majeur de l’art danois du 20e siècle, Jorn ne bénéficie cependant pas d’une très grande popularité – peu exposé, il reste relativement inconnu dans nos contrées. Et l’inconnu, ça fait peur, comme en témoigne le calme de la Fondation de l’Hermitage.

À son actif, la fondation de plusieurs mouvements artistiques et/ou intellectuels : le mouvement Cobra en 1948, le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste en 1953, l’Internationale situationniste aux côtés de Guy Debord en 1957 et l’Institut scandinave de vandalisme comparé dans les années 60. Artiste pluridisciplinaire, Jorn touche autant à la peinture qu’à la gravure, à la céramique, au dessin et à l’aquarelle.

L’exposition de l’Hermitage – la première consacrée à Jorn en Suisse romande – présente son œuvre selon un ordre chronologique. Les quatre étages de la maison sont élégamment présentés dans un dépliant A5, comprenant un plan et quelques lignes d’explication par salles. Cette nouvelle version du guide de visite – mise au point cette année – permet de naviguer plus facilement ainsi que de saisir clairement la structure de l’exposition.

Asger Jorn, Grand baiser au cardinal d’Amérique, 1962, modification, huile sur toile, 92 x 73 cm, Musée Jenisch Vevey photo, StudioCurchod,Vevey
© Donation Jorn, Silkeborg / 2012, ProLitteris, Zurich

Chaque salle est précédée d’un panneau explicatif, qui, malheureusement, reste relativement radin en information. Le mouvement Cobra est très brièvement brossé et l’on ne s’est pas mouillé à tenter d’expliquer l’Internationale situationniste ou le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste. Certes, ces concepts sont intellectuellement complexes et difficilement résumables en deux mots, mais où est l’intérêt de présenter cet artiste si c’est pour lui gommer tout relief ?
Le Jorn rebelle et subversif, critique de l’ordre établi et du capitalisme, celui qui répondit en 1964 lorsqu’on lui attribua le prestigieux Prix Guggenheim :

GO TO HELL BASTARD - STOP - REFUSE PRIZE - STOP - NEVER ASKED FOR IT - STOP - AGAINST ALL DECENCY MIX ARTIST AGAINST HIS WILL IN YOUR PUBLICITY - STOP - I WANT PUBLIC CONFIRMATION NOT TO HAVE PARTICIPATED IN YOUR RIDICULOUS GAME

(Allez au diable connard – stop – refuse le prix – stop – jamais demandé à l’avoir – stop – contre toute décence mixez artiste contre sa volonté dans votre publicité – stop – je veux la confirmation publique de ne pas avoir participé à votre jeu ridicule),

celui qui invita et développa des approches culturelles révolutionnaires, alternatives et expérimentales, s’efface au profit d’un Jorn lisse et conventionnel.

Asger Jorn, Nøgen husflid Artisanat nu, 1964 collage sur carton marouflé sur panneau de bois, 130 x 97 cm photo Sandra Pointet © Fondation Gandur pour l’Art, Genève © Donation Jorn, Silkeborg / 2012, ProLitteris, Zurich

L’exposition choisit un angle d’approche formel et met l’accent sur la biographie de l’artiste. Son langage visuel est fascinant – et d’ailleurs beaucoup moins agressif que le laisse supposer l’affiche de l’expo – mais pour bien comprendre les enjeux de son œuvre, le contexte vient à manquer. La tradition picturale nordique, par exemple, maintes fois mentionnée dans les panneaux car au cœur du travail de Jorn, n’est jamais effectivement caractérisée. En bref, on reste un peu sur sa faim – ce qui, en soi, n’est pas forcément un mauvais point. Piquer la curiosité du visiteur afin qu’il/elle décide d’obtenir plus d’informations de manière proactive – par la lecture du catalogue ou autre – est une grande réussite, mais qui reste difficile à évaluer et calculer.

Bien qu’un peu frustrée, je quittais le musée emballée et réjouie. Au fur et à mesure des salles, le monde de Jorn nous est révélé, référençant des artistes plus familiers tels que Klee, Picasso ou Munch, sans pour autant jamais abandonner un langage bien personnel. Des vibrations particulières émanent de son œuvre, à la fois la synthèse des avant-gardes européennes de la première partie du 20e siècle et l’élaboration d’un style individuel puissant ; l’apogée de la visite s’atteint au sous-sol de l’Hermitage avec Kyotosmorama, à la place d’honneur.

Alors oui, l’inconnu, ça n’est pas très confortable au début. Mais pour une fois que les murs de cette baraque présentent autre chose que Bonnard et Vallotton, il serait dommage de se laisser impressionner. 


Asger Jorn, Kyotosmorama, 1969-1970 huile sur toile, 114 x 162 cm Centre Pompidou, Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle ; achat en 1971 © Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / DR / Donation Jorn, Silkeborg / 2012, ProLitteris, Zurich