27.12.11

Blackstock, Lausanne, Collection de l’Art Brut, 30 Septembre 2011 – 19 février 2012

Gregory L. Blackstock, 65 ans passés, autiste, kiffe les listes. Sur le modèle des planches encyclopédiques, Blackstock produit des illustrations pour des thèmes aussi variés que des accordéons, des corbeaux, des fouets ou des scarabées. Confiné dans son petit appartement sans lumière naturelle – les rideaux sont constamment fermés –, l’artiste de Seattle amasse des piles d’objets, de livres et de magazines dans lesquels il puise son inspiration. Son dessin au crayon, mine de plomb, pastel et feutre noir est graphique et stylisé : les figures tracées sont réduites à leurs contours et détails les plus significatifs. Les aplats de couleurs se combinent à des lignes particulièrement marquées pour créer des images en 2D, presque schématiques.
Blackstock n’efface pas, n’utilise pas de gomme, mais colle et rajoute du papier vierge pour continuer son travail ou pour le corriger. Les lignes de raccord de feuilles sont visibles et se marient à une typographie joliment vintage, créant l’aspect d’un artisanat d’un autre temps.


Gregory Blackstock, The Ravens, 2009, Mine de plomb, marqueur, pastel gras, et crayon couleur, 135 x 46 cm, Photo: Olivier Laffely, © Collection de l’Art Brut, Lausanne.

Le souci d’un rendu méthodique et rationnel s’associe à un côté farfelu, brouillant les frontières entre science et poésie. Blackstock possède l’application d’un scientifique – recherchant les caractéristiques précises d’un sujet d’étude, désirant présenter des listes exhaustives et véridiques – combiné à la fantaisie d’un artiste ; en somme, une sorte de savant un peu fou, comme sorti d’un siècle passé. Les thématiques sont aussi sérieuses – tels les bombardiers de la Seconde Guerre Mondiale – que saugrenues, comme par exemple les motifs de décoration d’œufs ou les objets qui font du bruit. Les légendes ne sont pas non plus toujours orthodoxes : l’artiste y glisse parfois des éléments autobiographiques ou des remarques personnelles, comme dans la planche des plantes douloureuses.
La composition, régulière et symétrique, est très plaisante à l’oeil. Quelque chose de rassurant se dégage de ces listes : on parvient, en un regard, à englober une partie infime mais totale du monde. Notre environnement apparaît classifié et agencé sans pour autant être ennuyeux. Parmi l’ordre se cache l’extravagance : ainsi le soulier à cran d’arrêt d’un film de James Bond se trouve dissimulé dans la planche figurant les chaussures.


Gregory Blackstock, The World Landmark Buildings, 2011
, Mine de plomb, marqueur, pastel gras, et crayon couleur, 112 x 60,6 cm, Photo : Arnaud Conne, © Collection de l’Art Brut, Lausanne.

L’exposition, qui prend place dans la petite salle rectangulaire du premier étage de la Collection de l’Art Brut, est accompagnée d’un documentaire permettant de découvrir Blackstock dans son atelier/appartement, arborant fièrement un pull et une casquette ‘Seattle Artist’. Si l’on se réjouit de voir sa première exposition en Europe, on regrette cependant qu’elle soit aussi courte. Un ouvrage monographique consultable dans la salle d’expo et en vente à la librairie remédie dans une certaine mesure à cette frustration. Les non-anglophones se réjouiront de voir que de petits dossiers contenant les traductions françaises des planches sont également disponibles. 
Si vous êtes du genre à faire des listes à profusion et que vous aimez l’imagerie old school, Gregory L. Blackstock ne manquera pas de vous inspirer.

20.12.11

Incongru : Quand l'art fait rire, Lausanne, Musée Cantonal des Beaux-Arts, 8 Octobre 2011 - 15 Janvier 2012

Il est vrai que c'est assez rare de se prendre des barres de rire dans un musée. L'occasionnel haha provoqué par une œuvre par ci par là reste d'ailleurs, en général, un bref amusement plutôt qu'une franche rigolade. Bien qu'il existe des expos marrantes – notamment celles présentant des œuvres interactives qui requièrent la participation physique du visiteur (voir http://www.youtube.com/watch?v=9-SNo04Wmjw&feature=relmfu) ainsi que, j'imagine, des performances hilarantes (quelqu'un a un exemple?) –, je crois qu'on peut se mettre d'accord pour dire qu'il est assez inhabituel de voir des visiteurs se rouler par terre de rire sous l'œil réprobateur – ou amusé – d'un surveillant de salle.
Le musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne propose donc une exposition pour le moins intrigante avec "Incongru: Quand l'art fait rire", bien décidé à casser l’image austère que se traînent les musées depuis des dizaines d’années.

Yue Min Jun, 2000 A.D., 2000 Polyester peint, 186 x 60 x 46 cm chaque (25 pièces) Photo : Nora Rupp, © Musée Cantonal des Beaux-Arts, Lausanne

Le texte d'introduction est généralement un très bon révélateur de la qualité de conception d'une exposition; court et concis, il résume l'essence de l'expo et présente son but sans toutefois la dévoiler complètement. Après lecture et relecture (voir re-relecture pour certains passages) du dépliant couleur d'"Incongru", impossible d'avoir une idée claire du but de l'exposition ou même de son squelette. Les trois paragraphes sont en fait le début de l'introduction au catalogue, à quelques raccourcis près qui rendent certaines informations absolument incompréhensibles (voir la fin de l’extrait). Alors oui, le texte d'intro au catalogue d'une expo contient habituellement l'essence et le but de l'expo; retrouver exactement les mêmes phrases n'est pas problématique en soi. Ce qui pose problème c'est que ces phrases ou paragraphes ont été repris tels quels sans que leur(s) auteurE(s) aient pris la peine d’évaluer leur pertinence avec un œil extérieur. Privés de leur suite, ces paragraphes fonctionnent très mal et portent à confusion. Les informations sont éparpillées et forment un gros bouillon d’idées plutôt qu’une ligne directrice claire. Le plus dommage est que l’intro au catalogue contient des passages très éclairants qui auraient fonctionné à merveille comme texte d’introduction à l’expo; encore aurait-il fallu accorder un peu plus de soin à l’élaboration de ce dernier.

texte d'intro à l'expo

Le doute quant à la substance de l'expo ne s'envolera pas malgré ma bonne volonté. Les premières salles sont les plus faciles à saisir bien que l'accrochage soit un peu troublant. La salle 1 est dédiée au texte, cependant c'est dans la salle 2 que l'on retrouve les grands formats à messages de Christian Robert-Tissot. La salle 3 se focalise notamment sur les pastiches de l'histoire de l'art mais le pastiche de Donald Judd par Sylvie Fleury se trouve dans la salle 4. La salle 2 est consacrée aux portraits de personnes souriantes ou riantes mais c'est dans la salle 9 que sont présentés les études de visage déformé par le rire. Si vous désirez  dégager la moelle de l’expo, il va vous falloir faire un peu d’acrobatie et ne pas vous imaginer qu’une progression s’opère de salle en salle. Celles-ci sont par ailleurs beaucoup trop nombreuses. D’où vient cette conviction qu’une bonne exposition se doit d’être interminable? L’abondance d’œuvres et d’espace ne fait que contribuer au sentiment d’éparpillement et de dispersion des sous-thèmes. Les quatre dernières salles furent l’apothéose de ma confusion et me certifièrent que décidément, je n’avais toujours pas vraiment saisi le sens de l’exposition.

Sylvie Fleury, The Eternal Wow on Shelves, 2008, Acier poli, fibre de verre, peinture de carrosserie, 275 x 88 x 73 cm, © Galerie Almine Rech, Bruxelles

Les commissaires désirant inviter le visiteur à se concentrer sur l’œuvre avant tout, les labels des œuvres ne sont pas présents à côté de celles-ci. Les œuvres sont numérotées et des fiches A4 fournissant les labels sont disponibles à chaque entrée de salle (petit défaut de conception qui a tout de même son importance: il n'y a pas de présentoir pour déposer les fiches à la sortie des salles, ce qui oblige le visiteur à retraverser toute la pièce pour reposer la feuille - un peu agaçant) (ou alors il faut poser la feuille de la salle précédente dans le présentoir de la salle suivante, ce qui, pour les maniaques, pose un problème relativement insurmontable). 
Cette méthode de curation se défend et fonctionne extrêmement bien dans certains cas, malheureusement pas dans celui-ci. Premièrement, la clé humoristique de certaines oeuvres se trouve dans leur titre. Les trois pendules d’Alessandro Omar révèlent leur poésie comique dans leur dénomination : Untitled (ménage à trois). Le titre ouvre une nouvelle lecture de ces deux pendules synchronisées et de la troisième décalée. Sans oublier la référence à Félix Gonzalez-Torres pour ceux et celles familiers de son travail. Sans ces renseignements, le visiteur ne passe-t-il/elle pas à côté de l’œuvre d’Omar ? Limiter l’accès à ces informations indispensables paraît donc contreproductif. Si le visiteur doit de toute manière se munir d’une fiche, où est l’intérêt de supprimer les labels des murs ?

Alessandro Omar, Untitled (Ménage à trois), 2010, Horloges, ø 35 cm chaque (3 pièces), © Alessandro Omar website

Deuxièmement, le petit guide A5 de l'exposition que le MBC-A fournit gratuitement à ses visiteurs pour faciliter leur visite donne des explications sur les œuvres et les artistes sans pour autant référer à la numérotation. Cela signifie que si je me trouve face à une œuvre dont je ne connais rien mais qui m'intéresse et sur laquelle j'aimerais apprendre plus, je suis obligée de relever le numéro, d'aller chercher la fiche, de retenir le nom de l'artiste, puis de lire les informations correspondantes dans mon guide. À nouveau, je dois impérativement me munir d’une fiche pour accéder aux informations. Seule alternative possible, je parcours le guide et tente de comprendre par élimination de quel artiste il s'agit. Pas super pratique, surtout dans une salle comme la Grande Galerie du Rire, très grande et très dense. Dernier point: les labels réapparaissent sur les murs à partir de la salle 7, ce qui renforce la confusion des dernières salles (c’est une autre expo ou comment ça se passe ?). Si l’on prend parti pour une méthode de labellisation, on s’y tient jusqu’au bout, sinon quel intérêt ?
Il semblerait donc que du point de vue de l’interprétation, de l’accrochage et de la labellisation, les commissaires aient confondu incongruité et manque de clarté, d’accessibilité et de consistance. Cela ne signifie pas pour autant que l’exposition n’est pas plaisante. Certaines œuvres sont drôles et certaines juxtapositions sont très réussies (bien que tout dépende de l’humour de chacun). Dans la première salle, le mural et la vidéo de John Baldessari (I Will not Make Any More Boring Art, 1971 – 2011, et I Am Making Art, 1971) donnent le ton et tournent en dérision son propre travail et l’art contemporain en général. La vidéo de Yoshua Okon intitulée Canned Laughter (2009) met en scène des ouvriers hispaniques complètement mornes travaillant dans une usine de mise en boîte de rires – ne manquez pas les scènes où ils font la démonstration des différentes variétés de leur production. Dans la Grande Galerie du Rire, on savoure le culot des commissaires qui ont osé ironiser sur le musée suisse en juxtaposant deux portraits d’une ressemblance saisissante : le premier de Mme Mary Widmer-Curtat, mécène du MCB-A, et le second de la cinéaste nazie Leni Riefenstahl. Quand le musée fait rire…. On peut être gardien de l’histoire ET être marrant. So fresh. Au final, une exposition au fond peu solide mais qui se laisse apprécier en surface. Légèreté et amusement sont les mots d’ordre ; mais ne creusez pas trop au risque de faire la soupe à la grimace !

Edouard Vuillard, Portrait de Mme Mary Widmer-Curtat, 1926, Huile sur toile, 100 x 81 cm, © Musée Cantonal des Beaux-Arts 

Gottfried Helnwein, Leni Riefenstahl, vers 1984, photographie, 52 x 34.5 cm, Musée de l’Elysée, Lausanne © Gottfried Helnwein

13.12.11

Ferdinand Hodler: Oeuvres sur Papier, Genève, Cabinet d’Arts Graphiques, 10 novembre 2011 – 19 février 2012

« La création hodlérienne implique un processus empirique de composition. Ainsi l’idée ou l’intuition premières engendrent une multitude d’essais, de reprises, d’esquisses… », extrait d’un label de l’exposition.

Le Cabinet d’Arts Graphiques de Genève s’est mis pour objectif de révéler un aspect « méconnu » de l’œuvre de notre bon vieux Ferdinand national lors de son exposition d’hiver. Vu qu’il est presque impossible de faire deux pas dans un musée CH sans tomber sur l’une de ses œuvres, faut avouer que l’appât est un peu risqué. Néanmoins, avec un fond de plus de 750 esquisses et études ainsi que 241 carnets de croquis, le Cabinet d’Art Graphiques a de quoi jouer la carte de l’inédit.


Étude pour un autoportrait, 1891 Mine de plomb, plume et lavis d’encres grise et brune, 114 x 145 mm, Cabinet d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire, © MAH, Genève, photo : André Longchamp

Dessins, études, lithographies et carnets occupent les quatre salles de l’expo, divisée thématiquement. Un accrochage selon le processus d’élaboration permet de suivre facilement l’évolution de certains projets ; ainsi dans la première salle se succèdent sept dessins et études d’une figure féminine, de la simple ligne contour au remplissage couleur en passant par le travail du clair-obscur. La jeune femme se retrouvera tout à droite dans la version finale de Regard dans l’infini de 1916 (Kunstmuseum Winterthur). Dans la deuxième salle, les études préparatoires pour l’Autoportrait de 1916 (MAH) témoignent de l’inouï talent d’Hödlerli pour la ligne – en particulier le dessin sur papier calque.



Etude de figure pour Le regard dans l'infini, 1915 - 1916, feuille: 431 x 263 mm, crayon noir, gouache, gouache brique (au verso, contour décalqué), aquarelle, sur papier blanc mis au carreau au crayon noir, © MAH, Genève

Les carnets présentés dans les vitrines sont ouverts à des pages pertinentes, en corrélation avec les feuilles accrochées aux murs. Un écran tactile dans la dernière salle permet également de feuilleter et de zoomer sur certains carnets. La visite est par conséquent très interactive et le visiteur-détective est encouragé à chercher les différentes étapes de la création d’une œuvre. Un grand merci aux commissaires d’expo d’avoir eu la présence d’esprit de mettre à disposition des images couleur des versions finales ainsi qu’une liste des œuvres concernées accrochées au MAH (Musée d’Art et d’Histoire), à 100 m. de là. Bien que ça puisse paraître évident, un nombre ahurissant d’expositions sont incapables de fournir un tel service. La simplicité et la clarté des explications données au sujet de différentes techniques de copie et de report, telles que la vitre de Dürer ou le poncif, sont également à saluer.

Aucun panneau de présentation par salle ; leur titre ainsi que les labels individuels des œuvres – relativement longs – donnent toutes les informations nécessaires. Faciles à lire, utiles et intéressants, les textes font cependant parfois un peu grincer des dents avec quelques envolées interprétatives. Dans l’Autoportrait dit ‘de Néris’, il semblerait que du « visage au regard pénétrant » d’Hodler « émane une interrogation muette sur le sens et la durée de l’existence ». Hum. Pas très évident à identifier, ce genre d’interrogation. Si vous ne discernez pas la « part d’éternité qu’Hodler donne à voir au soir de sa vie » dans un paysage du lac Léman, ne vous inquiétez pas non plus, c’est toujours un peu difficile à reconnaître, les parts d’éternité.

En résumé, une expo très agréable et bien conçue qui vaut la peine d’être vue. Le visiteur pourra non seulement découvrir le processus de création d’un des plus importants peintres suisses (je n’ose pas marquer LE mais mon cœur y est), mais également se régaler d’esquisses, de dessins et de lithographies de qualité. Mes préférés : la lithographie de la figure de gauche du Printemps (1901), l’étude de l’Automne (1893), l’étude pour l’Autoportrait du Parisien (1891, version finale au MAH), l’étude pour le portrait de Vibert James l’invincible carougeois (vers 1907) et encore la lithographie de sa seconde épouse, Berthe (1909). Et les vôtres ?

Etude pour Le Printemps, sans date, lithographie au crayon, image 675x 435 mm, Cabinet d'arts graphiques du Musée d'art et d'histoire, © MAH, Genève, photo: André Longchamp  
Etude pour L'Automne, 1893, 635 x 395 mm, mine de plomb, aquarelle, rehauts de gouache et d'huile, certaines parties vernies, sur papier beige, collé en plein et monté sur carton, © MAH, Genève 
Portrait de Berthe Hodler. Étude pour le médaillon  du billet de banque de 100 francs, 1909, Crayon noir et encre de Chine, 144 x 115 mm, Cabinet d’arts graphiques du Musée d'art et d'histoire, dépôt du Fonds cantonal d'art contemporain de l’État de Genève, © MAH, Genève, photo : Bettina Jacot-Descombes

P.S. A ne pas manquer: l’étonnant canard à lunettes et haut de forme dans un des carnets de croquis.